Les mots, classés par le Prof. Takao YAMADA(1873-1958), linguiste japonais, dans la 2e catégorie de l’adverbe « exprimant minutieusement la manière », sont abondants dans le Manga Golgo 13 de Takao SAÏTO. Quels sont-ils ? mais tout simplement des onomatopées, onomatopées dont Takao SAÏTO est un virtuose.
Golgo 13, personnage insaisissable et omniprésent, en costume trois pièces, est le pseudonyme de Kensakou AZOUMA, un tueur professionnel vivant dans un monde d’onomatopées où des avions à réaction s’envolent
Gouwooo ! , où des bolides roulent à toute allure
Bouiii ! en faisant crisser leurs pneus
Kikiki ! à chaque virage, où la porte s’ouvre en faisant ‘‘
tcha’’, et où le Hikari (TGV japonais) passe en sifflant
Piii ! . Dans ce monde, il exerce son métier, toujours prêt à extirper son pistolet avec la rapidité de l’éclair
ta ! et à déclencher le tir
dokyuuun ! ou
zkyuuun ! ( bruit de détonation). La balle perce la vitre du bâtiment
bishiii ! et s’enfonce dans le front de la victime
ba !. Celle-ci, ouvrant grand les yeux
ka !, s’effondre par terre
dooo !. Golgo 13, après avoir constaté la mort de son adversaire, prend une cigarette et l’allume avec un briquet Dupond
shuba (bruit spécifique d’un briquet Dupond). Il expire profondément la fumée
fouuu. Mais la fausse sécurité est le pire des ennemis. Un autre adversaire s’approche de lui par derrière
ta ta ta ! (bruit de pas accélérés) et tente de lui donner des coups du tranchant de la main en visant la tête
shu shu shu !. Golgo 13 parvient à les éviter à la dernière seconde
hyo ! (promptement) mais son adversaire continue à l’attaquer violemment, le poing dur comme de l’acier
zawa ! byu ! za !. Golgo 13, progressivement coincé, risque alors le tout pour le tout en donnant un violent coup de poing tranchant
shé ! à la pommette de son adversaire
gouwashiii ! (détruit). L’homme, renversé, crache du sang
biii ! et s’effondre.
Il faut dire qu’à l’époque où ce manga faisait son apparition, il était à la mode de frotter de manière
kasha kasha la pierre des briquets jetables à ¥100 (70 cents) et de prononcer
shuba ! en imitant l’allumage des briquets de luxe coûtant quelques dizaines de milliers de Yen (quelques milliers d’euros). Ignorant les autres onomatopées, je pense que la raison pour laquelle les adultes bientôt quadragénaires s’enthousiasmaient pour ce jeu enfantin, c’est que l’on trouvait, dans le timbre de
shuba, le son représentatif des briquets de luxe, briquets ciselés et plaqués or, qui, importés directement de Paris, brillaient de mille reflets dorés et dominaient magistralement le rayon d’orfèvrerie du célèbre magasin Wako à Ginza. L’onomatopée est la traduction vocale du son. Quand il existe un lien direct entre les deux, celle-ci enrichit notre vocabulaire. Mais elle n’est pas très appréciée de nos littéraires, dont Yukio MISHIMA qui la fustige :
«
Une des particularités de l’onomatopée, c’est qu’elle ne possède aucun sens abstrait. C’est une forme dégradée des mots qui ne transmettent à l’oreille que le son tel que l’on entend sans aucune fonction propre au langage, c’est à dire l’abstraction. Quand elle se trouve parmi des mots abstraits, elle fragilise le monde métaphysique et son abus finit par menacer l’univers indépendant de la littérature. » (l’Ecriture, §7)
L’adverbe est le mot qui décrit davantage en détail ce qui est déja exprimé par le verbe et/ou par l’adjectif. Quand on élabore une phrase monotone et longue, on cherche un mot qui puisse la relever en lui donnant une profondeur spatiale et temporelle. Le choix de l’adverbe dépend de la façon dont on enrichit la phrase. Celui qui décrit la manière correspond au concret, celui qui donne le degré correspond à l’abstrait. Si vous voulez subjuguer vos auditeurs et vos lecteurs par une description détaillée, vivante et concrète pour les submerger ensuite dans votre univers, je pense que vous pouvez utiliser autant d’onomatopées que vous le voulez. Elles donneront des informations concrètes d’autant plus qu’elles n’ont pas de signification abstraite et qu’elles sont efficaces puisque concrètes.
Juste avant l’extrait ci-dessus, Yukio MISHIMA a aussi écrit «
L’onomatopée rend la description typée et vulgaire. C’est ainsi qu’Ôgai MORI, qui n’a guère apprécié cet effet, y a eu recours le moins possible. Par conséquent, son style reste soutenu.» J’admets qu’il y a de la classe chez Ôgai. Certes, mais si cette affirmation s’appuie sur l’emploi rarissime de l’onomatopée, il est inévitable qu’elle soit fausse. Prenons le cas de Kenji MIYAMOTO qui, contrairement à Ôgai, est un grand maître de l’onomatopée. Par exemple, son conte Le Gland et Le Chat sauvage : il le décore avec cinquante-cinq onomatopées et, grâce à leur fonctionnement, les montagnes, les herbes, la lumière et le vent sont perçus comme des êtres vivants. Ce qu’il ne faut surtout pas oublier, c’est que le niveau d’abstraction de cette oeuvre est très élevé. En plus, si vous cherchez le style, il est partout à tel point qu’on peut dire ‘‘
Servez-vous librement.’’
Mais la question que je voudrais aborder ici n’est pas le problème que certains littéraires boudent. Il s’agit de la relation entre la sensibilité sonore des Japonais et l’onomatopée. Avançons. Lorsque j’entends les Japonais chanter en extase, de façon criarde, le micro à la main dans les cafés équipés de karaoké, je ne peux m’empêcher de douter de ma théorie. Je pense toutefois que nos ancêtres possédaient une excellente oreille. Les preuves sont nombreuses, parmi elles des Rakougos (des sketchs humoristiques) qui manipulent à merveille l’onomatopée : «...
il glisse une de ses mains vers mon intimité... Quand il m’a touché un poil, j’ai réagi ‘‘biliin’’ (j’ai sursauté) , deux poils, ‘‘zokoun’’ (j’ai eu la chair de poule). Trois poils ensemble, ça m’a rendue presque ‘‘bala-bala’’ (j’ai été pantelante), quatre ‘‘glaa’’ (je me suis effondrée) et cinq ‘‘gata’’ (je m’y suis abandonnée). En résumé, c’était ‘‘biliin’’, ‘‘zokoun’’, ‘‘bala-bala’’, ‘‘glaa’’ et ‘‘gata’’ .»
Un autre exemple dont l’époque remonte à la période d’Edo (18e siècle) : «
Tous les deux fumaient en se mettant près d’une torche pour se réchauffer. L’auberge n’était pas encore ouverte. Une bonne femme a ouvert la porte et est sortie. Sans se rendre compte de de leur présence, elle a fait pipi, ‘‘shali shali shali shali, zala zala zala zala, shaa shaa shaa shaa, djiyuu djiyuu djiyuu djiyuu, shiishi shiishi, tokkli tokkli, potton, tchobiin’’. » Je suis désolé que ces exemples soient peu élégants, mais cela me permet de constater qu’il y a toujours eu de grands artistes du son.
Quant au théâtre de Kabuki, c’est un véritable trésor d’onomatopées. L’effet sonore des rivières, des vagues de la mer, du vent et de la pluie etc, est reproduit avec un grand tambour et des baguettes de tailles diverses. Parmi ces effets, ceux de la neige et de l’écho sont exceptionnellement magnifiques. Ce qui est curieux, c’est qu’avec le battement sourd
don don don du grand tambour, on arrive à avoir l’impression d’entendre la neige silencieuse qui tombe. Celui de l’écho, créé par une guitare à trois cordes et un petit tambour, représente le calme absolu dans le fond de la forêt montagneuse. C’est ainsi que je parviens à la conclusion que l’onomatopée fonctionne comme un langage abstrait et que la thèse qu’elle ne contient aucun sens abstrait n’a pas de justification. Quand je pense aux cris rythmés reproduits pour une scène de meurtre et aux effets sonores de la tempête pour une scène de combat au sabre, je suis persuadé que notre théâtre de Kabuki rivalise bien avec l’oeuvre de Wagner.
D’excellentes onomatopées se trouvent aussi dans le Waka (poème de 31 syllabes) et le Haïku (celui de 17 syllabes). Il y a même un poème (waka), celui de Sanétomo (1192-1219), qui constitue en soi une onomatopée :
La mer agitée, de grosses vagues qui se brisent sur les côtes rocheuses,
Bruiyantes, déferlantes et déchirantes, se terminent éparpillées puis Disparues.
M. Kotoji SATTA a critiqué ce waka comme suit : «
Même Sanétomo, grand poète sensible au son, ne parvenait pas à la recherche de subtilité dans la combinaison de mêmes voyelles. Il a seulement réussi à produire l’effet sonore avec la superposition et la répétion de mêmes consonnes » (à la page 79 deVoix dure et voix douce). Eh bien, en tant que grand maître de l’acoustique, je pense que son point de vue est superficiel. Voici ce poème(waka) en phonétique :
Ô umino issomo todoroni yosuru nami,
warété kudakété sakété tchirukamo
Le son que l’on entend d’abord, c’est le[o]. Il y en a huit dans les premières 17 syllabes. Cette masse de[o]nous invite à la mer (Ôumi : ô = grand, umi = la mer). Puis arrive une chaîne sonore[a/été]qui se répète trois fois dans les dernières quatorze syllabes, celle-ci nous évoque le mouvement violent des vagues côtières puisque le[é]est, avec le[i], le son le plus aigu des voyelles. Enfin le dernier[o]de[tchirukamo], il donne une image des vagues qui retournent au large (le monde où la voyelle[o]domine). Une telle composition des sons peut me tromper et être jugée comme une onomatopée en-soi.
Remontant encore plus loin dans le temps, je m’imagine à l’époque primitive où l’on s’amusait à créer des mots. Méku est un suffixe qui, d’après le dictionnaire Iwanami de l’ancien japonais, souvent lié à l’onomatopée, donne une signification à tel ou tel bruit ou à telle ou telle manière. Je pense qu’ il est bien possible qu’on ait inventé le mot uméku en regardant la personne qui souffre de douleur en gémissant
Uuuu, le mot zawa-méku (l’atmosphère agitée) en assistant à une scène dont l’ambiance était
zawa zawa (brouhaha), le mot kila-méku (briller) en trouvant quelque chose qui brille
kila-kila, le mot ilo-méku (ilo=couleur) en observant une personne qui en a changé, le mot ‘‘doyo-méku’’ (acclamer) en entendant des cris ‘‘
doh ! et ainsi de suite. Kunio Yanagida (ethnologue) a écrit que l’on avait, dans chaque village, des maîtres qui savaient facilement créer des onomatopées, onomatopées dont les meilleures étaient promues au rang de langue commune de la région (Théorie des mots nouveaux). Si mon raisonnement est bon, on avait aussi des Takao SAÏTO dans l’antiquité.
L’onomatopée est donc l’un des adverbes les plus représentifs décrivant la manière à partir de l’aube de la création des mots. Une réflexion sur l’origine de ces mots serait intéressante, elle permettrait de confirmer l’existence d’autres Takao SAÏTO à travers notre histoire. Je pense que s’il y avait eu un tel cours de grammaire japonaise, j’aurais été meilleur que je ne le suis comme magicien des mots, n’est-pas ?
Extrait de “La grammaire personnelle de la langue japonaise” de Hisashi INÔUÉ
éd. Shincho-bunko 1984
Traduit par Mayumi HANAOKA